automne2011

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vendredi 9 avril 2010

L’amour de soi et le narcissisme

Jeammet : la place de l’autre dans l’amour de soi
l'étude psychanalytique du fonctionnement mental a souvent accrédité une vision simpliste du coeur de l'homme : si rien ne se fait avec d'autres motivations que le plaisir, c'est bien la preuve que toute conduite se vaut, et que toute forme relationnelle recouvre, en fait, cette seule réalité, d'un unique amour de soi, d'un unique égocentrisme. Tout amour se cherche lui-même.
Cette vision formulée dans des termes aussi à l'emporte-pièce, pervertit la façon dont on peut comprendre ce que veut dire s'aimer soi-même et, découlant de là, aimer quelqu'un d'autre. Et cela aboutit à un double écueil : certains y voient la justification du bien-fondé du désir personnel en tant que tel, quel que soit ce désirle limiter ou y renoncer, étant de l'ordre soit du masochisme, soit de l'hypocrisie -, d'autres, en réaction à cette inflation du moi, prennent l'exact contre-pied : vilipendant l'amour de soi, ils veulent alors privilégier l'amour d'autrui.
comment aimer autrui, sans s'aimer d'abord soi-même ? Y a-t-il possibilité d'un investissement objectal, sans investissement narcissique ?
C'est dès lors sur les liens intriqués de ces deux formes d'investissements qu'il nous faut réfléchir.
Le narcissisme est en effet d'abord un pôle d'investissement. Pôle dont la source est extérieure à soi : l'investissement narcissique de soi se fait à la mesure exacte de l'investissement dont on a été l'objet. nous nous aimerons et nous nous estimerons, comme nous avons été aimés et estimés, par les personnes privilégiées de notre enfance. De pôle passif, celui-ci deviendra ensuite lui-même pôle actif, source à l'intérieur de nous : parce que nous aurons été suffisamment aimés et estimés, nous nous aimerons suffisamment nous-mêmes et, dans cette même mesure, nous serons capables d'aimer et d'estimer les personnes autour de nous. L'amour de soi, reçu de celui qui vous a aimé, s'est fait source en soi de la capacité à aimer ; c'est dans cet « amour de soi » qu'est puisé l'amour « objectal » d'autrui : l'autre a établi une présence en soi, un espace de confiance s'est créé, où dialoguer avec lui et l'aimer en retour ; l'amour de soi y est originairement marqué du sceau de l'altérité.
Nicole Jeammet, La haine nécessaire, 1989
Fromm : l’amour de soi n’est pas l’égoisme
La personne égoïste ne se préoccupe que d'elle-même, accapare tout à son profit, ne trouve aucun plaisir à donner, mais uniquement à prendre. Elle envisage le monde extérieur sous l'angle exclusif de ce qu'elle peut en tirer, indifférente aux besoins des autres, sans respect pour leur dignité et intégrité. N'ayant qu'elle-même en vue, elle juge de chacun et de chaque chose en fonction de leur utilité. En somme, elle se montre fondamentalement incapable d'aimer. N'est-ce pas la preuve que le souci des autres et le souci de soi-même constituent une alternative inévitable ? Il en serait ainsi si l'égoïsme et l'amour de soi étaient identiques. Mais loin d'être identiques, l'égoïsme et l'amour de soi sont en fait des phénomènes contraires. La personne égoïste, plutôt que de trop s'aimer, s'aime trop peu ; disons-le, elle se hait. Ce manque d'affection et de sollicitude pour elle-même, qui n'est au fond qu'une expression parmi d'autres de son manque de productivité, la laisse vide et frustrée. Nécessairement malheureuse, elle se montre avide d'arracher à la vie les satisfactions qu'elle pourrait obtenir si elle n'y faisait elle-même obstacle. L'attention excessive qu'elle semble se porter ne représente en fin de compte qu'une vaine tentative pour dissimuler et compenser son échec à prendre soin de son soi réel.
Erich Fromm, L'art d'aimer, 1956

Nancy : s’aimer selon l’être et non selon l’avoir
S'aimer soi-même ne se confond pas avec l'égoïsme. Il est nécessaire de s'aimer soi-même. Mais il faut distinguer - tout comme à propos de l'amour d'un autre - entre s'aimer comme un objet que l'on peut préférer, et on peut se préférer à tout autre, c'est l'égoïsme, qui me rapporte à moi-même comme à une possession préférée, comme à ce que j' "ai", et s'aimer dans le fait qu'on existe, qu'on "est" et qu'à ce titre on est comme tout autre, on a un "prix" unique, on "compte" de façon unique, pour les autres comme pour soi-même. Dans le premier cas, j'aime le connu et possédé, dans le second, j'aime le non-connu, ce que je "suis" et qui est toujours à découvrir et qui me restera toujours inconnu - qui est disponible pour qu'un(e) autre l'aime.
Jean-Luc Nancy, Je t'aime, un peu, beaucoup, passionnément..., 2008


Hirigoyen : narcissisme et superficialité des sentiments
Dans un monde d'apparence, ce qui importe, ce n'est pas ce que l'on est, mais ce que l'on donne à voir, ce ne sont pas les conséquences lointaines de nos actes, mais les résultats immédiats et apparents. C'est la raisons majeure qui explique la banalisation de la tendance à traiter l'autre comme un objet dont on se sert tant qu'il est utile, et que l'on jette dès qu'il ne convient plus, selon le psychanalyste Charles Melman, qui parle d'une "nouvelle économie psychique"(Charles Melman, L'Homme sans gravité. Entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Denoël, Paris, 2002)
Il ya de plus en plus de pathologies narcissiques, car ce type de personnalité est hyperadapté au monde moderne. Ces changements de l'individu moyen sont le reflet des mutations induites par la vie des entreprises et la guerre économique : conditionné par le mythe de l'Homo oeconomicus engagé dans la "lutte pour la vie" contre les autres, il tend à être impulsif, toujours dans l'agir ; il manque d'intériorité et reste dans des relations ludiques, superficielles. Ces individus cultivent cette superficialité qui les protège dans les relations affectives et évitent tout engagement intime, ce qui les maintient dans une insécurité affective dont ils se plaignent. Ils cherchent un sens à leur vie et tentent à tout prix, même aux dépens de l'autre, à combler leur vide intérieur.C'est la fin de l'épaisseur, de la profondeur des sentiments. Tout est superficiel, à fleur de peau. La moindre remarque entraîne des réactions épidermiques. L'importance donnée à sa propre image entraîne une fragilité narcissique qui amène certains à s'écrouler à la moindre critique d'un supérieur hiérarchique ou d'un ami. De plus en plus de personnes se sentent mal comprises, rejetées, et toute critique est vécue comme une agression. Ce sentiment de persécution reflète bien la porosité des enveloppes corporelles et psychiques de ces personnes : il témoigne qu'elles n'ont pas pu établir dans leur enfance des barrières de protection leur garantissant un moi autonome ; il leur faut donc se protéger de toute intrusion du dehors et se différencier des autres.C'est sa fragilité narcissique qui empêche un individu de voir l'autre comme un sujet et de compatir à sa souffrance. Et on constate bien une banalisation des comportements pervers : on attache de moins en moins d'importance à l'autre et on se déresponsabilise. En cas de problème, on ne se remet pas en question, on en attribue la responsabilité à un tiers.
Marie-France Hirigoyen, Les nouvelles solitudes, 2007

Grunberger : le narcissique veut être aimé pour soi et non pour ses mérites
La valeur est une notion clé pour la compréhension du narcissisme ; il ne s'agit pas d'une valeur exprimant une estimation objective et qui peut être étalonnée, mais exactement du contraire, de la valeur en soi, sans support aucun et qui n'est liée à aucun mérite ou qualité.Dans chacun de nous vit un narcissique qui veut être aimé pour soi et non pour ses mérites, voire pour ses qualités, dont il peut cependant (de surcroît) être fier. On rencontre souvent des narcissiques qui veulent être aimés malgré leurs défauts et qui, selon l'expression de Germaine Guex ("La névrose d'abandon") "mettent à l'épreuve pour avoir la preuve". Il est vrai que la quête d'être aimé sur ce mode, c'est-à-dire le besoin d'apport narcissique du dehors, est déjà un signe de trouble de l'équilibre narcissique, car le narcissique "pur" est en parfait équilibre avec soi-même et n'en a pas besoin.
Béla Grunberger, Le narcissisme, 1971

Crépault : les problématiques narcissique et fusionnelle sont liées
Les problématiques narcissique et fusionnelle sont intimement liées. Etablir un lien fusionnel, c'est se donner l'illusion d'être suffisamment aimable pour être accueilli dans le territoire affectif d'une autre personne. En ce sens, le lien fusionnel a une valeur narcissisante. Au contraire, la rupture du lien fusionnel risque de porter atteinte au narcissisme de celui qui est abandonné. L'insupportable, dans l'abandon, n'est pas tant la perte de la personne aimée que la discontinuité narcissique que cela provoque. Etre abandonné, cela signifie ne plus être aimable, d'où l'infléchissement narcissique et la position dépressive qui en découlent habituellement. Les personnes narcissiquement vulnérables auront plus de difficultés et, à la limite, seront incapables d'établir une intimité affective par crainte de l'abandon et de la blessure narcissique qui peut en résulter. Dans les cas où la carence narcissique est majeure, cet abandon sera davantage anticipé et confirmera tout simplement l'impression de nullité. La personne ayant un sentiment de vide narcissique ne peut tolérer d'être aimée, précisément parce qu'elle se sent inapte à aimer, à rendre la réciproque ; elle mettra en oeuvre des conduites d'échec pour être rejetée, abandonnée.
Claude Crépault, La sexoanalyse, 1997

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